Lorsque le sacré se retire : La désacralisation des objets cultuels chez les Yoruba

Dans l’univers symbolique et rituel des Yoruba, peuple à la tradition religieuse particulièrement élaborée, les objets cultuels ne sauraient être réduits à de simples artefacts. Investis d’une présence divine, ils forment l’un des maillons essentiels entre le visible et l’invisible. Or, à l’instar de toute entité vivante ou investie, ces objets sacrés ont leur propre cycle : naissance rituelle, activation spirituelle, usage cérémoniel… et, parfois, désacralisation. C’est ce dernier aspect, rarement abordé dans la littérature académique, qui fait l’objet de notre attention.

Martin Bril

5/20/20253 min lire

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Le statut sacré de l’objet cultuel
Chez les Yoruba, les objets rituels – masques, figures votives, réceptacles à offrandes, autels portatifs – ne sont pas de simples supports. Ils deviennent des òrìṣà à part entière dès lors qu’ils sont consacrés. La consécration implique l’implication directe d’un officiant (babaláwo, ojúbọ̀, oníṣègùn), d’éléments naturels (eau, feuilles, sang sacrificiel), et surtout, la réception d’un àṣẹ, cette force performative qui donne vie et pouvoir.

La sacralité, dès lors, est une condition instable, soumise à la relation entretenue entre la communauté et la divinité. Lorsqu’un objet cesse d’être utilisé, lorsque le culte se meurt ou que l’objet devient matériellement altéré, une nécessité s’impose : le désinvestir de sa force divine.

Le rituel de désacralisation : un désenchantement ordonné

La désacralisation d’un objet de culte chez les Yoruba n’est jamais un geste anodin. Elle suppose d’abord la reconnaissance du changement de statut. Ce passage ne s’opère qu’à travers un cadre rituel strict, dans lequel la divinité est informée de la rupture du lien.

Le processus débute généralement par une consultation divinatoire. L’oracle d’Ifá, par le truchement du babaláwo, interroge le panthéon : le moment est-il venu ? L’esprit est-il prêt à se retirer ? À cette étape s’ajoutent souvent des sacrifices propitiatoires, destinés à apaiser la divinité et à remercier pour les services rendus.

Suit un rituel de séparation, marqué par des gestes codifiés : l’aspersion de l’objet avec de l’eau lustrale, la fumigation à l’aide d’herbes telles que l’ewé àjàwè, l’enduction d’huile de palme ou encore la déposition d’offrandes finales. Ces gestes visent à rompre le canal symbolique par lequel la divinité se manifeste.

Enfin, l’objet peut être enterré, abandonné rituellement dans un espace naturel (souvent un bois sacré), ou dans de rares cas, conservé dans une institution muséale, à condition que sa désacralisation ait été pleinement opérée.

Le cas particulier des statuettes Ibeji

Parmi les objets cultuels les plus emblématiques du monde yoruba, les statuettes Ibeji (représentations d’enfants jumeaux décédés) occupent une place singulière. Considérées non comme des effigies funéraires, mais comme les réceptacles vivants de l’âme des jumeaux absents, elles sont traitées avec un soin constant : nourries, lavées, parées, invoquées. Leur statut oscille entre le familial, l’ancestral et le divin.

Lorsque le culte d’un Ibeji est interrompu – par le décès du parent gardien, la migration, ou encore le désintérêt rituel – la désacralisation ne saurait être improvisée. Là encore, une consultation divinatoire détermine si l’âme du jumeau a quitté la statuette ou s’il demeure attaché à elle. Si le départ spirituel est confirmé, un petit rituel d’adieu est célébré, souvent discret mais chargé d’affect : libations, paroles d’apaisement, dépôt symbolique d’objets chers à l’enfant disparu.

La statuette, une fois désacralisée, peut être remise à un collecteur, transmise en héritage ou, dans certains cas, vendue à un musée. Toutefois, cette transaction ne peut s’opérer sans la certitude que l’esprit a bien quitté l’objet. Dans le cas contraire, il serait perçu non seulement comme sacrilège, mais comme potentiellement dangereux pour le nouvel acquéreur. L’Ibeji demeure ainsi, même désactivé rituellement, porteur d’une densité symbolique exceptionnelle.

Implications esthétiques et muséographiques

Ce rituel de désacralisation pose des questions fondamentales à l’histoire de l’art et à la muséologie : un objet yoruba peut-il être exposé sans trahir son essence ? La réponse ne saurait être tranchée sans nuance. Si l’objet a été rituellement désacralisé, il devient une trace, une mémoire – non plus le siège d’une puissance, mais un témoin d’elle. Ainsi, dans les collections publiques, certains conservateurs s’engagent aujourd’hui à faire appel aux communautés d’origine pour accompagner les processus de transfert, dans une logique de respect cultuel.

Conclusion
Loin d’être un simple abandon ou une déchéance de l’objet sacré, la désacralisation chez les Yoruba est un acte de haute dignité rituelle. Elle est un dernier hommage rendu à l’outil du divin, une manière d’organiser le silence sacré. Par ce geste, les hommes ne renient pas leur foi, mais en reconnaissent la temporalité. L’objet, dès lors libéré de sa charge, peut quitter le cercle du sacré pour entrer dans celui de l’histoire – où il continue, autrement, de parler.

Bibliographie indicative :

  • Bascom, William. The Yoruba of Southwestern Nigeria. Holt, Rinehart and Winston, 1969.

  • Drewal, Henry John. Yoruba Ritual: Performers, Play, Agency. Indiana University Press, 1992.

  • Lawal, Babatunde. The Gelede Spectacle: Art, Gender, and Social Harmony in African Culture. University of Washington Press, 1996.

  • Rowland, Abiodun. Yoruba Art and Language: Seeking the African in African Art. Cambridge University Press, 2014.

  • Verger, Pierre. Dieux d’Afrique. Gallimard, 1995.

  • Wendl, Tobias. “Exhibiting the Sacred: Yoruba Objects Between Ritual and Display,” in African Art and Agency in the Workshop, Indiana University Press, 2012.

  • Windmuller-Luna, Kristen. “African Objects, Sacred Contexts: Reconsidering the Museum's Role,” African Arts, Vol. 51, No. 4, 2018.