Le Maître des Mentons Fuyants
(Igbomina - Ila Orangun)


Au sein du riche et complexe univers des ibeji yoruba, l'on distingue un petit corpus d’environ une quinzaine de statuettes, qui semble émaner d’un même atelier, voire d’une main unique.
Jusqu'à ce jour, ces œuvres, bien que sporadiquement reproduites dans la littérature spécialisée et divers catalogues de ventes aux enchères, n'avaient jamais fait l'objet d'une tentative de regroupement stylistique sous une dénomination commune.
Nous nous proposons ici, dans une démarche que nous souhaitons aussi rigoureuse que respectueuse, de mettre en lumière ce corpus resté jusqu'alors dispersé, en identifiant un certain nombre d'ibeji présentant des caractéristiques formelles et iconographiques communes.
L’analyse de certains traits stylistiques permet de situer leur provenance dans la sphère igbomina, et plus précisément dans le village d’Ila Orangun, à une époque que l'on peut raisonnablement circonscrire entre la fin du XIXᵉ et le début du XXᵉ siècle.
Afin de proposer une attribution stylistique fondée, nous suggérons de regrouper ces œuvres sous l'appellation du « Maître des Mentons Fuyants », ou, en anglais, "Master of the Vanished Chins", en hommage à ce trait distinctif, omniprésent dans l’ensemble des sculptures concernées et présentées ci-dessous.


Les ibeji attribués au « Maître des Mentons Fuyants » présentent un ensemble de caractéristiques stylistiques remarquablement homogènes.
Parmi ces traits distinctifs, l'on observe notamment, sur les visages des statuettes, une fusion marquée des narines et des lèvres, ainsi qu'une quasi-absence de menton, conférant à l’ovale facial une silhouette singulière. La bouche, particulièrement charnue, s'associe à un nez volontairement épaté, accentuant l'expressivité des figures.
La sculpture des yeux se distingue par une profondeur inhabituelle, tandis que la partie supérieure des paupières fait l'objet d'un traitement minutieux : le modelé des cils, volontairement accentué, renforce ainsi l'intensité du regard.
Certains exemplaires de cet atelier — ou de ce maître — présentent également la présence d’un labret, élément ornemental rare et témoignant de la grande ancienneté de ces ibeji, une production à l'évidence antérieure aux années 1930.
Une autre particularité notable réside dans la sculpture d'un bourrelet saillant ceignant le cou, évoquant la forme d’un collier : ce détail singulier, absent des autres écoles stylistiques, apparaît de manière constante sur la quasi-totalité des pièces réunies dans le corpus présenté ici.




Si les visages manifestent une grande cohérence stylistique, obéissant à des codes formels précis et systématiquement respectés, il n'en va pas de même pour les coiffures, qui offrent une variété remarquable.
Ces dernières se déclinent tantôt sous la forme de couronnes élaborées, tantôt sous celle de bonnets, ou encore de quatre boucles majestueusement agencées autour d'un disque central — une configuration emblématique des ibeji bien connus du complexe d’Inurin à Ila Orangun.
Cette diversité coiffurale, loin d’être purement ornementale, témoigne de l'importance rituelle et sociale attribuée aux coiffes dans la culture yoruba, où elles fonctionnent souvent comme des marqueurs de statut, d’identité lignagère, voire d’appartenance cultuelle.








Parmi les éléments les plus révélateurs de l’œuvre du « Maître des Mentons Fuyants », la stylisation singulière des tirah (amulettes islamiques) se détache nettement du canon habituellement observé au sein de la production ibeji de la région igbomina.
Alors que la représentation conventionnelle des tirah privilégie un triangle orienté pointe vers le bas, le maître opère ici une inflexion stylistique notable : la figure triangulaire est inversée, sa pointe dirigée vers le haut, rompant ainsi de manière consciente avec les normes iconographiques établies.
À l’arrière des figures, l'originalité est tout aussi marquée : au lieu de retrouver un second triangle, selon l’usage traditionnel, l’amulette postérieure adopte une forme rectangulaire, renforçant encore l’écart par rapport au vocabulaire formel dominant.
Ces éléments, finement sculptés et remarquablement proportionnés au regard des dimensions générales de la statuette, témoignent d’une attention particulière portée au détail symbolique.
La récurrence de cette singularité morphologique constitue dès lors un critère d’attribution majeur, permettant de rattacher avec une grande vraisemblance un certain nombre d’ibeji à l’atelier du Maître des Mentons Fuyants.








L’attribution des ibeji au « Maître des Mentons Fuyants » repose sur l’observation attentive d’un ensemble de particularités stylistiques récurrentes, qui, prises isolément, pourraient sembler anecdotiques, mais qui, considérées conjointement, dessinent un profil d’atelier d’une remarquable cohérence.
Loin de se limiter aux seules proportions générales ou au traitement des visages, ces caractéristiques concernent aussi bien les éléments sculpturaux secondaires — tels que la stylisation des amulettes islamiques (tirah) — que des détails plus subtils, comme la morphologie du regard ou la configuration des coiffures.
L'analyse croisée de ces inflexions formelles, marquées par un écart assumé aux conventions esthétiques dominantes dans la région igbomina, permet ainsi d’établir des critères d’attribution robustes, offrant un cadre stylistique précis pour la reconnaissance des œuvres issues de cet atelier singulier longtemps ignoré.

