Quand les perles parlent aux dieux
L’ornementation perlée des statues Ibeji : richesse votive, mémoire spirituelle et invocation des Orisha dans le culte yoruba des jumeaux
Parmi les productions les plus singulières de l’art rituel yoruba, les statues Ibeji occupent une place centrale, à la croisée de l’esthétique, du religieux et du social. Témoins sensibles d’un culte profondément enraciné dans les pratiques culturelles de l’aire yoruba (Sud-Ouest du Nigeria, Bénin, Togo), elles incarnent les esprits des jumeaux défunts — êtres ambivalents et puissants, à la fois bénédiction et source potentielle de déséquilibre cosmique.
Au-delà de leur signification spirituelle intrinsèque, les Ibeji se distinguent par leurs parures, notamment par l’usage récurrent et savamment composé de perles anciennes. Or, ces éléments ornementaux, loin d’être accessoires, constituent un langage symbolique complexe dont l’étude éclaire autant les dynamiques interculturelles que les modes de sacralisation proprement yoruba.
L’économie rituelle de la perle : des ateliers de Murano aux sanctuaires yoruba
Il est attesté que les perles retrouvées sur de nombreuses statuettes Ibeji, en particulier celles collectées entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, proviennent pour une grande part de centres de production européens, principalement vénitiens. Ces perles, issues des célèbres verreries de Murano, furent exportées vers l’Afrique de l’Ouest à partir du XVe siècle, dans le cadre du commerce transsaharien, puis atlantique (cf. Picard, 1993 ; Insoll, 2011). Appelées perles de traite ou trade beads, elles furent rapidement intégrées aux économies locales comme objets de prestige, de dot ou d’échange sacré.
Leur usage dans les cultes yoruba, notamment celui des jumeaux, répond à une logique à la fois économique et mystique : acquérir de telles perles représentait un coût non négligeable pour les familles, mais ce sacrifice matériel était justifié par l’impératif spirituel d’honorer l’esprit jumeau — ẹ̀jìrè — dont l’équilibre cosmique dépendait du respect scrupuleux des rites.
La symbolique des couleurs : chromatisme sacré et invocation des Orisha
Chaque perle apposée sur une statue Ibeji n’a pas seulement une valeur esthétique ou marchande ; elle est porteuse d’un code chromatique précis, en lien avec les Orisha, les entités divines du panthéon yoruba. Cette association couleur/divinité structure la conception de l’ornement comme un véritable acte rituel :
Bleu : associé à Yemọja, divinité des eaux, de la maternité et protectrice des enfants. Le bleu évoque la profondeur de l’océan, la fertilité et la consolation maternelle. Une Ibeji ornée de perles bleues peut ainsi être consacrée à Yemọja pour solliciter sa protection maternelle sur l’âme du jumeau disparu.
Rouge : couleur de Ṣàngó, Orisha du tonnerre et de la justice. Elle symbolise la puissance, l’autorité et l’énergie vitale. Une telle parure est souvent utilisée dans des contextes où le jumeau est perçu comme porteur d’une énergie combative ou royale.
Blanc : lié à Obàtálá, le père des Orisha, divinité de la pureté, de la paix et de la sagesse. Le blanc est également la couleur du deuil dans de nombreuses sociétés africaines, et peut traduire une volonté d’apaisement ou d’élévation spirituelle.
Vert : associé à Ọ̀ṣun, déesse de la beauté, de l’amour et des eaux douces. Le vert incarne la croissance, la féminité et l’harmonie. Il peut être choisi pour les Ibeji féminins, ou pour renforcer l’harmonie dans la famille endeuillée.
Noir ou marron foncé : souvent rattaché à Ògún, Orisha du fer, du travail et de la guerre, ou encore à Èṣù, le messager divin, maître des croisements. Ces couleurs plus sombres signalent des forces plus complexes, souvent ambivalentes, qui requièrent un traitement rituel spécifique.
Ainsi, la composition des perlages ne relève jamais du hasard : elle procède d’un savoir rituel transmis entre générations, et répond à une intention précise. C’est une liturgie silencieuse, matérialisée dans la matière et la couleur.
L’Ibeji comme interface entre monde visible et invisible
Le port de perles anciennes sur une statuette Ibeji relève donc d’un double registre : d’une part, un acte de piété filiale, révélateur d’une économie du deuil profondément ancrée dans les valeurs yoruba ; d’autre part, un système de médiation entre les sphères du visible (ayé) et de l’invisible (òrùn), permettant à l’enfant disparu de continuer à exercer son rôle dans la communauté des vivants.
Comme l’indique Rowland Abiodun (2014), dans la pensée yoruba, "la beauté n’est jamais gratuite : elle est une éthique, un lien entre l’ordre cosmique et l’ordre humain". La beauté perlée des Ibeji est donc aussi une promesse : celle de maintenir l’équilibre, d’assurer la bénédiction continue du jumeau disparu sur ses proches, et de préserver la mémoire dans un objet qui devient, au fil du temps, à la fois ancêtre, talisman et archive.
Références bibliographiques
Abiodun, Rowland. Yoruba Art and Language: Seeking the African in African Art. Cambridge University Press, 2014.
Bascom, William. "The Yoruba of Southwestern Nigeria", Case Studies in Cultural Anthropology. Holt, Rinehart and Winston, 1969.
Drewal, Henry J., and Drewal, Margaret Thompson. Gelede: Art and Female Power among the Yoruba. Indiana University Press, 1983.
Drewal, Henry J., et al. Yoruba: Nine Centuries of African Art and Thought. Center for African Art / Abrams, 1989.
Insoll, Timothy. The Archaeology of Islam in Sub-Saharan Africa. Cambridge University Press, 2003.
Picard, Colette. Perles de verre de l’Afrique ancienne. Musée de l’Homme, Paris, 1993.
Thompson, Robert Farris. Flash of the Spirit: African and Afro-American Art and Philosophy. Vintage, 1983.





