Le Maître des Oreilles Charnues
(Oyo - Kishi)


Implantée au cœur du Yorubaland, la région d’Oyo constitue, dès le milieu du XIXᵉ siècle, l’un des épicentres les plus féconds de la production sculpturale dédiée au culte des jumeaux, pratique religieuse profondément enracinée dans l’ontologie yoruba. Cette aire géographique, dont la densité artistique est sans égale dans le contexte de la statuaire ibeji, se distingue par la concentration d’une quinzaine de villages ayant abrité des ateliers de sculpture d’une exceptionnelle vitalité, tant sur le plan rituel que plastique.
Chaque centre de production, et parfois chaque maître-sculpteur, élabore au fil du temps des conventions stylistiques propres, reflétant à la fois des logiques esthétiques locales et des conceptions symboliques différenciées. Ainsi, certaines écoles favorisent des figures longilignes aux coiffures finement ciselées, quand d’autres développent un répertoire de formes ramassées, marqué par une accentuation des volumes faciaux et thoraciques. Ces choix formels, loin d’être purement décoratifs, participent à la construction de l’efficacité rituelle de l’objet, conçu comme véhicule de l’àṣẹ, la force vitale sacrée.
Parmi les foyers de production majeurs de cette région, le village de Kishi occupe une place éminente. Il abrita, entre la fin du XIXᵉ et le troisième quart du XXᵉ siècle, un atelier dont la production, d’un raffinement formel exceptionnel, dépasse largement les standards qualitatifs habituellement observés dans l’aire Oyo. Nous avons pu identifier à ce jour au moins deux sculpteurs liés à ce centre. L’ensemble des œuvres issues de cet atelier se distingue notamment par un traitement très singulier de l’anatomie auriculaire : les oreilles, exagérément modelées, adoptent une forme charnue, presque hypertrophiée, qui constitue un critère de style suffisamment distinctif pour justifier l’attribution de ce corpus à un artiste ou à une école que nous proposons de désigner sous l’appellation conventionnelle de « Maître des Oreilles Charnues ».
Cette dénomination opératoire, couramment employée dans les études stylistiques africaines en l’absence de signatures documentées, permet de regrouper, selon des critères formels et iconographiques rigoureux, un ensemble cohérent d’œuvres manifestant une sensibilité esthétique homogène et un savoir-faire technique de haute tenue. Elle ouvre la voie à une meilleure compréhension des dynamiques internes à la sculpture ibeji et à la cartographie fine des grands foyers d’innovation artistique dans le Yorubaland.


L’attribution d’un corpus d’œuvres à l’artiste que nous désignons sous l’appellation conventionnelle de « Maître des Oreilles Charnues » repose sur l’identification de critères stylistiques d’une remarquable singularité au sein de la production ibeji du Yorubaland, et plus spécifiquement de la région de Kishi. Ce style se distingue en premier lieu par le traitement sculptural tout à fait atypique des oreilles, dont l’hypertrophie constitue une marque de fabrique immédiatement reconnaissable. Détachées du plan du visage et rendues avec un volume généreux, ces oreilles semblent disproportionnées, tout en respectant néanmoins un certain équilibre dimensionnel par rapport au reste de la tête, ce qui témoigne d’une intention plastique maîtrisée plutôt que d’une exagération naïve.
Le second trait stylistique fondamental réside dans la modélisation de la bouche, et plus particulièrement de la lèvre supérieure, systématiquement surdimensionnée par rapport à la lèvre inférieure. Cette configuration labiale, conférant aux visages une expression proche de la moue ou du rictus, imprime aux figures une physionomie légèrement simiesque, sans équivalent dans la statuaire ibeji connue du village de Kishi. Cette caractéristique confère à ces œuvres une charge expressive unique, où le traitement du visage semble condenser une intention esthétique autant qu’un possible contenu symbolique.


En ce qui concerne les coiffes, une relative homogénéité se dégage de l’ensemble du corpus. On distingue principalement deux variantes formelles : certaines coiffures sont ajourées, tandis que d’autres se présentent sous forme pleine. Toutefois, cette variation reste modeste comparée à la diversité observée dans d'autres foyers stylistiques de la région Oyo, tels que les ateliers d’Oshogbo ou de Shaki. Les coiffes du Maître des Oreilles Charnues se caractérisent néanmoins par une grande richesse ornementale : les motifs géométriques finement incisés qui les parcourent témoignent d’un soin décoratif particulier, très apprécié tant par les amateurs que par les collectionneurs pour leur lisibilité formelle et leur valeur esthétique intrinsèque.
Les traitements anatomiques du torse et des organes génitaux s’inscrivent en revanche dans une économie formelle très sobre. Les poitrines, petites et pointues, sont rendues avec une discrétion marquée, tandis que les sexes masculins sont à peine esquissés, réduits à une forme minimale, presque abstraite. Ce minimalisme volontaire semble répondre à une logique stylistique plus large, dans laquelle l’accent est mis sur le visage et les coiffes, au détriment du reste du corps.
Enfin, il convient de noter la présence systématique d’un motif en croisillon gravé sur la base de toutes les figures ibeji issues de cet atelier. Bien que ce décor soit constant dans les productions de Kishi, il ne saurait être considéré comme un critère spécifique d’attribution au Maître des Oreilles Charnues, dans la mesure où il apparaît également dans des œuvres relevant d’autres mains actives dans le même village. Il témoigne plutôt d’un marqueur local partagé, relevant d’une tradition artisanale communautaire.


L’attribution d’un corpus d’œuvres à la figure anonyme que nous désignons sous le nom de Maître des Oreilles Charnues constitue une apport non négligeable dans l’analyse stylistique des ibeji produits dans le village de Kishi, au sein de la région d’Oyo. Par la singularité formelle de ses choix — notamment le traitement hypertrophié et délibérément détaché des oreilles, la modélisation expressive des lèvres, ainsi que la rigueur ornementale des coiffes — cet atelier manifeste une identité esthétique cohérente, dont la puissance expressive dépasse largement le cadre de la production standardisée.
Le Maître des Oreilles Charnues s’inscrit ainsi dans une tradition vivante, tout en y imprimant une sensibilité propre, reconnaissable entre toutes. Sa contribution vient enrichir la cartographie des grands foyers stylistiques du Yorubaland et rappelle combien l’individuation artistique, loin d’être absente de l’art africain traditionnel, peut s’exprimer avec force dans des contextes pourtant régis par des normes collectives.


Ibeji du Maître des Oreilles Charnues au Musée du Quai Branly


Oeuvre d'un suiveur ou d'un apprenti du Maître des Oreilles Charnues



