La Désacralisation des Ibeji
Chez les Yoruba du Nigeria, la naissance de jumeaux (Ibeji) revêt une signification hautement spirituelle et symbolique. Les jumeaux sont considérés comme des êtres exceptionnels, possédant un lien direct avec le monde surnaturel. Ils sont souvent perçus comme des messagers des dieux, capables d’apporter prospérité, fertilité ou malheurs selon la manière dont ils sont traités. Leur statut particulier a donné naissance à un culte spécifique, profondément enraciné dans la tradition yoruba.
Lorsqu’un des jumeaux décède, une statuette appelée ere Ibeji est sculptée pour représenter l’esprit de l’enfant défunt. Cette statuette n’est pas simplement commémorative : elle devient un support rituel essentiel, un réceptacle vivant de l’âme du jumeau disparu. La mère ou la famille prend soin de la statuette comme si l’enfant était encore en vie. On la lave, on la nourrit, on la pare de vêtements et de perles, et on lui parle. Ce rituel a pour but de préserver l’équilibre cosmique et de s’assurer que l’esprit du jumeau ne devienne pas source de troubles spirituels.
La désacralisation de la statuette Ibeji intervient lorsqu’elle cesse d’être utilisée dans un contexte cultuel. Ce processus peut survenir pour plusieurs raisons : l’évolution des croyances religieuses (notamment l’adhésion croissante au christianisme ou à l’islam), la disparition des membres de la famille responsables du culte, la perte de connaissances rituelles, la migration vers les zones urbaines, ou encore des raisons économiques qui poussent à la vente de ces objets à des collectionneurs ou des marchands d’art.
La désacralisation ne se fait pas de manière anodine. Elle est souvent encadrée par un rituel spécifique, visant à libérer l’esprit de la statuette afin qu’il puisse rejoindre les ancêtres ou le royaume des Orisha (divinités yoruba). Ce rituel implique généralement :
la consultation d’un prêtre Ifa ou d’un devin traditionnel, pour déterminer si le moment est opportun,
des prières et des offrandes (nourriture, kolas, boissons, etc.),
la purification de la statuette à l’aide d’eau lustrale, d’herbes sacrées ou de poudres rituelles,
puis la disposition finale : la statuette peut être enterrée, abandonnée dans un lieu sacré, conservée dans la maison comme objet mémoriel, ou vendue/donnée à un musée ou un collectionneur.
Il est essentiel de comprendre que pour les Yoruba, la désacralisation mal accomplie peut entraîner des déséquilibres spirituels ou des événements néfastes (maladie, malchance, conflits familiaux). C’est pourquoi ce processus est traité avec respect et précaution.
Aujourd’hui, de nombreuses statuettes Ibeji désacralisées circulent sur le marché de l’art africain, dans les musées du monde entier ou dans des collections privées. Si leur fonction spirituelle initiale est souvent ignorée par leurs nouveaux détenteurs, elles restent le témoignage d’un système rituel complexe et d’une profonde vision du monde centrée sur l’équilibre entre les vivants, les morts et les divinités.
Ainsi, la désacralisation des Ibeji n’est pas seulement un acte religieux ou rituel, mais aussi un phénomène culturel révélateur des mutations profondes de la société yoruba contemporaine : dialogue entre tradition et modernité, entre pratiques religieuses anciennes et pressions du monde globalisé.
Dans certaines circonstances rituelles bien spécifiques au sein de la tradition yoruba, il est procédé à la désacralisation d’une statuette ere Ibeji en vue de transférer l’essence spirituelle – l’âme du jumeau ou de la jumelle défunt(e) – vers une nouvelle effigie fraîchement sculptée. Ce transfert, acte éminemment sacré, ne peut être réalisé que par l’intermédiaire du Babalawo, le devin-prêtre dépositaire du savoir oraculaire Ifá. Par son entremise, l’ancienne figure est purgée de toute charge ontologique, permettant ainsi à ses détenteurs de s’en défaire sans crainte : elle peut alors être cédée, offerte ou vendue, notamment à des collectionneurs, marchands d’art ou institutions muséales.
Dès lors que le transfert rituel est accompli, la statuette originelle perd sa fonction cultuelle et n’est plus perçue que comme un simple objet matériel – un « morceau de bois » dépourvu de sacralité. La nouvelle statuette devient, quant à elle, le nouveau réceptacle légitime de l’âme du défunt, assurant ainsi la continuité du lien entre le monde des vivants et celui des ancêtres. Par cette opération, les prescriptions religieuses sont respectées, la colère des Orisha évitée, et l’ordre cosmique rétabli.
Ce rituel de désactivation spirituelle peut prendre des formes matérielles bien codifiées : dans certains cas, on retire les minuscules inserts métalliques insérés dans les pupilles des Ibeji, lesquels étaient conçus pour retenir l’âme dans la sculpture. Ailleurs, on procède à la cassure rituelle d’éléments spécifiques de l’anatomie sculptée afin d’ouvrir une voie de sortie à l’esprit. Ces gestes sont loin d’être aléatoires : leur localisation dépend des canons propres à chaque village. Ainsi, à Ajasse, l’on ampute symboliquement les extrémités des pieds, tandis qu’à Igbo Ora, ce sont les pouces qui sont retirés.
Il convient donc d’interpréter ces mutilations non pas comme les marques d’une détérioration accidentelle survenue avec le temps, mais bien comme les traces visibles d’un acte rituel délibéré, relevant d’une théologie complexe et d’une gestuelle sacrificielle ancrée dans une cosmologie millénaire. Ces altérations, loin de diminuer la valeur ethnographique des objets, en soulignent au contraire la richesse symbolique et la pluralité des usages au sein du culte des jumeaux, rendant l’univers yoruba d’autant plus fascinant à l’œil de l’historien de l’art comme de l’anthropologue.