Abíkú et Ìbejì : deux visages de l’enfance surnaturelle dans la cosmologie et l’art yorùbá

Dans l’univers symbolique dense et raffiné des Yorùbá du Nigéria, la naissance d’un enfant ne constitue jamais un simple événement biologique. Elle est, au contraire, l’un des points de tension les plus forts entre le monde visible et l’invisible, entre l’ordre humain et l’ordre spirituel. Deux figures majeures de cette cosmologie – souvent confondues à tort dans les lectures superficielles – incarnent deux conceptions radicalement opposées de l’enfance : les Ìbejì, jumeaux vénérés comme porteurs de bénédictions et d’énergie sacrée, et les Abíkú, enfants perçus comme liés à une destinée tragique, marquée par des naissances et des morts répétées.

Martin Bril

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Si ces deux figures partagent un lien avec le surnaturel et la précocité de la vie, leur nature spirituelle, leur signification sociale, ainsi que les formes artistiques et rituelles qui leur sont associées, divergent fondamentalement. Il est donc essentiel, tant pour le chercheur que pour l’amateur d’art africain, de ne pas les amalgamer. Cet article se propose d’explorer ces différences à travers une lecture croisée des croyances, des pratiques rituelles et des expressions artistiques liées aux Abíkú et aux Ìbejì.

I. Cosmologies de l’enfant : entre récurrence et dualité

Le terme Abíkú signifie littéralement « né pour mourir ». Dans la pensée yorùbá, il désigne un enfant dont l'âme appartient à une communauté d’êtres spirituels errants, susceptibles de revenir sur terre pour de brèves existences, causant douleurs et deuils répétés aux familles. Ces enfants sont perçus comme instables, non enracinés dans le monde des vivants, et souvent associés à des entités invisibles de la forêt ou du royaume des morts.

En revanche, les Ìbejì, jumeaux naturels, sont l’objet d’une vénération profonde. La gémellité est perçue comme une manifestation exceptionnelle de puissance spirituelle (àṣẹ), dotée d’un potentiel bénéfique immense. Les Yorùbá, ayant l’un des taux de gémellité les plus élevés au monde, considèrent les jumeaux comme des enfants à la fois humains et divins.

Dès lors, les Abíkú et les Ìbejì incarnent deux figures opposées : l’un relève de la menace du cycle mortel, l’autre de l’abondance et de la protection.

II. Pratiques rituelles : conjuration et vénération

Face aux Abíkú, les familles mettent en place un ensemble de pratiques apotropaïques destinées à rompre le cycle de la mort récurrente. Ces rituels incluent des changements de nom (« Kokúmò » : il ne mourra plus ; « Dúródòlá » : reste pour la richesse), le port d’amulettes, ou encore la consultation de l’Ifá. Le but est de convaincre l’âme de l’enfant de rester dans le monde des vivants, parfois en la trompant, parfois en la liant rituellement à un orisha.

Pour les Ìbejì, en revanche, les rituels sont célébratoires. Si l’un des jumeaux meurt, on sculpte une figurine appelée èrè Ìbejì, que l’on traite comme un enfant vivant : on l’habille, on le nourrit, on lui parle. Ces statuettes assurent la présence continue de l’âme défunte et maintiennent l’équilibre cosmique du couple. Elles sont parfois doublées d’offrandes régulières et de chants.

Ces rituels révèlent la manière dont les Yorùbá conçoivent l’enfance non pas comme une période neutre, mais comme un point de contact décisif entre forces spirituelles antagonistes.

III. Art et représentation : figures de l’invisible

Les Abíkú, par leur caractère insaisissable et menaçant, ne donnent lieu qu'à de rares représentations artistiques. Leur image est souvent évoquée de façon allusive, à travers des objets rituels protecteurs ou des symboles placés sur les corps des enfants. Leur présence est marquée davantage par l’absence, par la peur du départ, par le vide que laisse la mort précoce.

Les èrè Ìbejì, en revanche, constituent un corpus artistique majeur dans la statuaire yorùbá. Taillées dans le bois, ces figurines présentent des traits stylisés, une symétrie idéalisée, et sont souvent ornementées de perles, de tissus ou de pigments. Elles sont des objets vivants, au-delà de leur fonction mémorielle : elles instaurent une présence active dans la maison et le quotidien familial.

Ces objets ont également circulé dans les musées d’art africain, notamment en Europe, où ils sont souvent mal interprétés comme de simples sculptures funéraires. Or, ils témoignent d’une esthétique du double, de la continuité, et d’un rapport au monde où la matière elle-même est investie d’âme.

Conclusion

Les Abíkú et les Ìbejì illustrent deux conceptions fondamentales de l’enfant dans la culture yorùbá : l’un incarne l’instabilité, l’autre la dualité sacrée. Loin d’être interchangeables, ils révèlent la complexité de la pensée religieuse et artistique yorùbá, où l’enfant est toujours plus qu’un être en devenir : il est un signe, une puissance, une interface entre les mondes.

Dans un monde où les identités culturelles tendent parfois à être homogénéisées, comprendre ces figures dans leur spécificité permet de restituer la profondeur d’une vision du monde où chaque naissance est un acte cosmique, et chaque perte, une interpellation du mystère même de l’existence.

abiku ibeji twin seven seven painting
abiku ibeji twin seven seven painting

"Healing of Abiku Children" par Twins Seven Seven : Une peinture vibrante illustrant un rituel de guérison pour les enfants Abíkú.